Eagles: Hotel California
Monument cyclopéen d'un rock hardo-countrysant exceptionnellement réfléchi, écrasant la production discographique d'un groupe qui vaut bien mieux que son image californienne d'outlaws FM boucanés au gasoil angelin, le classiquissime titre "Hotel California" a su sortir relativement indemne de passages radio hystériques pour s'imposer au plus grand nombre, fatales indigestions exclues, comme l'un des dix titres les plus ambitieux du rock... Conçu comme un reggae mexicain - son titre de travail d'ailleurs - et poli d'interminables semaines par un quintet cocaïné - Joe Walsh et Don Felder aux guitares, Randy Meisner à la basse, Glenn Frey aux keyboards, Don Henley aux drums et, ici, au chant - investi dans une œuvre au noir prométhéenne, "Hotel California" partage avec le superbe "Freebird" et l'incontournable "Stairway To Heaven" un irrésistible crescendo historique qui a porté notre vieux rock binaire vers des sommets de virtuosité insoupçonnés hors la mouvance progressiste, le bon goût en plus, le chant ado boutonneux en moins... Comme son illustre prédécesseur zeppelinien, il a aussi suscité les gloses les plus insensées par ses textes ouverts, que les mystiques et complotistes de tous poils se sont, comme il se doit, empressé de charger de symboliques accommodantes, et c'est bien ce qui nous intéresse aujourd'hui... En vrac, Aleister Crowley, Steely Dan, La Quatrième Dimension, Sartre, Bob Marley et un camion pour récolter des cerises, en bref tour d'horizon des relectures fantasmatiques de l'odyssée californienne des cinq pistoleros...
Indispensable préambule, et une fois n'est pas coutume, on vous propose, en bas de ce billet, la remise en mémoire de ses lyrics délectables.
On entend d'ici les premières questions : et cet Hotel California d'ailleurs, il existe ? On peut y dormir ? Là, comme sur le reste du titre, les interprétations délirantes affluent, on s'en doute...
Sur la foi de sa célèbre conclusion ("You can check out anytime you like / But you can never leave"), on a pu y identifier un fameux asile californien - le Camarillo State Hospital qui, en lisière de Los Angeles, accueillit de gentils désaxés de la fin des années trente jusqu'en 1997 - et quelques prisons ("What a nice surprise, bring your alibis"), comme la Cook County Jail à Chicago sur California Street dont le surnom, passablement réputé, est effectivement "Hotel California" mais bien postérieur au phénoménal succès du hit, et, on le subodore, inspiré par lui... Furent aussi suggérées des allusions voilées à un obscur hôtel particulier du pape lysergique Tim Leary, à la Playboy Mansion, lupanar de luxe de Hugh Heffner et même, touchante rigueur méthodologique, à un véritable "Hotel California" sis dans la péninsule mexicaine de Baja California, à Todos Santos précisément mais dont aucun des Eagles ne connaissait l'existence jusqu'à un fax rectificatif de Don Henley lui-même...
Depuis, on peut supposer que les noms ont fleuri worldwide, la trace en étant retrouvée jusqu'à nos ruelles germanopratines...
Mais c'est bien la lecture sataniste ("This could be Heaven or this could be Hell") de ce magnus opus, portée par de fiévreuses cristallisations adolescentes nocturnes, qui est de loin la plus croustillante... Une rumeur persistante voudrait ainsi que le titre fasse implicitement référence à une église laissée à l'abandon en 1969 puis réinvestie par une société occulte à fortes tendances démoniaques... Certains sont allés plus loin dans le décodage fumeux en y décelant un hommage à peine déguisé à la demeure d'Anton LeVey, High Priest de la Church of Satan où fut rédigée, plutôt tardivement pour un culte pluri-millénaire, la Bible satanique... D'autres, vraisemblablement peu séduits par l'idée d'un diable californien, se sont reportés sur une valeur sûre, anglo-saxonne, le Maître Aleister Crowley lui-même - la Bête -, troublante citation à l'appui ("And in the master's chambers, they gathered for the feast / They stab it with their steely knives but they just can't kill the Beast")... Incidemment on y a vu aussi un repaire de cannibales mais les preuves, mêmes enténébrées, manquent...
Qu'il s'agisse en fait du fameux Beverly Hotel, repaire de stars hollywoodiennes à la délicieuse architecture hispanisante également connu sous le nom de "Pink Palace", n'a pas empêché de zélés gloseurs de traquer plus avant les signes d'un message diabolique jusque dans les pochettes, recto, verso et intérieure, de l'album... Prise par les photographes David Alexander et John Kosh, la célèbre photo frontale de l'hôtel sur fond de soleil couchant avait d'ailleurs nécessité la location d'un camion destiné à la cueillette des cerises qui éleva les valeureux Alexander et Kosh à plus de 60 pieds au-dessus des arbres de Sunset Boulevard...
Négligeant cette performance, certains se sont obstinément attachés à la photo elle-même - à vos LP's les gars et les filles - avançant que la silhouette de Satan soi-même, décidément d'humeur californienne, s'encadrait dans une des fenêtres de l'hôtel... À bien y regarder, n'était-ce pas Anton LeVey d'ailleurs ? Et puis, sur cette pochette intérieure, cette autre terrifiante silhouette au balcon, bras ouverts comme pour embrasser d'innocentes personnes rassemblées dans la cour (puisqu'on vous dit que "And in the master's chambers, they gathered for the feast"), subjuguées par le Malin et comme déjà promises à ses rets... Louée pour l'occasion, la nana en question a été depuis identifiée sans équivoque mais ces peccadilles peinent à convaincre nos forcenés de l'exégèse...
Du coup, passage obligé de toute herméneutique luciférienne, il a été jugé difficile par d'autres de faire l'économie d'une réactivation de la théorie "des esprits de fantômes capturés sur pellicule photographique", une discipline qui doit bien avoir un nom... On a ainsi affirmé sans s'embarrasser de quelconques arguments que lors des shoots, l'hôtel était vide et que ce n'est qu'au développement des photos qu'étaient miraculeusement apparues de confondantes silhouettes, à l'évidence celles des personnes décédées dans ses chambres et dont l'enveloppe spirituelle - tradition hôtelière californienne qui nous aurait échappé ? - revenait hanter le diabolique lieu... Et cet homme tenant un balai qu'on aperçoit également (en se concentrant très fort) ? Le cadavre maintenu debout d'un concierge à coup sûr assassiné par la clique de Anton LeVey, ou par LeVey d'ailleurs et même, avança-t-on, par un des Eagles...
En bref, seul les fantômes de Morrison et McCartney, déjà occupés, semblent avoir négligé ce palace à haut rendement occulte... Curieusement, l'incontournable théorie régimbaldienne du maléfique playing backwards n'a, depuis, été appliquée au titre que fort parcimonieusement... Quelques douteux fans ont bien soutenu que le passage "In the middle of the night, just to hear them say", joué à l'envers laissait entendre un effroyable "Satan he hears this... he helps me believe" mais n'ont, au final, laissé planer un doute que sur l'acoustique de leur cérumen... On en a par ailleurs profité pour conclure que les Eagles étaient de la partie, la portée méphistophélique de ce "We haven't had that spirit here since 1969", référence obligée à l'emménagement de la bande d'Anton LeVey, étant difficilement contestable, du moins si l'on choisit d'ignorer que le spirit en question est explicitement désigné, la strophe précédente, comme du vin, liquide christique s'il en est d'ailleurs mais on s'égare sans doute...
On vous fait grâce des interprétations - très - personnelles de fans en appelant pêle-mêle à la caverne de Platon, à L'Odyssée d'Homère, au Huis-Clos de Sartre, au premier mariage de Jackson Browne (ne nous demandez pas) ou au Vietnam... Une autre grille de lecture, plus recevable à défaut d'être avérée, présente "Hotel California" comme une allégorie sur l'addiction ("they just can't kill the Beast") à l'héroïne, à la cocaïne ou, moins vraisemblablement à la marijuana, même s'il a été dit que le "warm smells of colitas rising through the air" évoquait des parfums opiacés (mais aussi, intarissable source de la surinterprétation, en espagnol une fleur, et donc, comme de bien entendu, un sexe féminin, cherchez la femme, tout ça)...
Le titre, dont a également pu dire qu'il combinait le "Wish You Were Here" de Pink Floyd et le "Rastaman Vibration" de Bob Marley et ses Wailers - et même qu'il n'était qu'une resucée du "We Used To Know" de Jethro Tull sur l'album Stand Up pour laquelle Ian Anderson ne se prive pas de rappeler à longueur d'interviews qu'il attend encore les royalties - serait aussi truffé de références aux autres groupes et artistes de la région : "the girl with the Mercedes bends" et son jeu de mots souvent ignoré serait un clin d'œil à Janis Joplin, le mot "captain" à Captain Beefheart, etc. La seule interprétation reconnue par le groupe lui-même concerne à nouveau le fameux passage "They stab it with their steely knives" qui s'est révélé être une, euh, pique à Steely Dan, groupe concurrent avec lequel les Eagles se tiraient amicalement la bourre et qui, en 1975, sur leur titre "Everything You Did" avaient lâché un ironique "Turn up The Eagles, the neighbors are listening" qu'on murmure inspiré par l'agaçante dévotion de la copine de Walter Becker pour les Eagles... Glenn Frey confia par la suite : "We were listening to a lot of Steely Dan records at the time and we were impressed with the way that they could make junk sculpture lyrics about nothing and make them work into a song"...
Et les intéressés, qu'en disent-ils, au fait, de ces délires ? Faut-il rappeler que, une fois remisées les hallucinations des fans, "Hotel California" se veut dénonciation amère de la pourriture californienne, sa sophistication de pacotille, sa décadence cocaïnée et, plus particulièrement du cynisme d'une industrie du disque américaine florissante dont les Eagles, fraîchement enfermés dans une prison dorée, étaient les porte-drapeaux désabusés... Don Henley, lassé, a tenté de ramener à la raison tous les exégètes : "We were all middle-class kids from the Midwest. 'Hotel California' was our interpretation of the high life in Los Angeles"...
Si Glenn Frey pour sa part a abondé dans le sens de son pote (sans que cela l'empêche de céder pendant les eighties aux sirènes redoutées) - "That record explores the under belly of success, the darker side of Paradise. Which was sort of what we were experiencing in Los Angeles at that time. So that just sort of became a metaphor for the whole world and for everything you know. And we just decided to make it 'Hotel California'. So with a microcosm of everything else going on around us" -, il a aussi troublé un peu la chose, en livrant des bribes de la genèse fantastique du titre, sans oublier ses potes concurrents, avec un brin d'obsession pour leur "junk sculpture" : "At the time we were also quite fond of Steely Dan and listening to a lot of their records. And one of the things that impressed us about Steely Dan was that they would say anything in their songs and it did not have to necessarily make sense you know, they would just, sort of... they called it junk sculpture... And well we thought of this Hotel California, we started thinking of there would be very cinematic to do it, sort of like the Twilight Zone. You just have a ..., one line says there is a guy on the highway, you know the next line says there is a hotel in the distance, then there is a woman in there and she walks in. You know it is sort..., it is just all one shot, not necessarily you know, just sort of strong together and you sort of draw your own conclusions from it. So we are sort of trying to expand our lyrical horizons and just try to take out something in the bizarre as Steely Dan did that..."
On aurait pu aussi vous parler de "l'effet Hotel California" en mathématique ou en économie - attestés, believe it or not - mais brisons-là...
Allez, si, une dernière, d'un mystérieux fan inspiré mais fâché avec les chronologies : "This song was originally written in Spanish by a band called the Gipsy Kings (sic). The Eagles just changed some words so it would sound better in English"... Pas mieux.
On a dark desert highway, cool wind in my hair
Warm smell of colitas rising up through the air
Up ahead in the distance, I saw a shimmering light
My head grew heavy, and my sight grew dimmer
I had to stop for the night
There she stood in the doorway;I heard the mission bell
And I was thinking to myself,
'This could be Heaven or this could be Hell'
Then she lit up a candle and she showed me the way
There were voices down the corridor, I thought I heard them say...
Welcome to the Hotel California
Such a lovely place (such a lovely place)
Plenty of room at the Hotel California
Any time of year, you can find it here
Her mind is Tiffany-twisted, She got the Mercedes Bends
She's got a lot of pretty, pretty boys, that she calls friends
How they dance in the courtyard, sweet summer sweat
Some dance to remember, some dance to forget
So I called up the Captain,
'Please bring me my wine'
He said, 'We haven't had that spirit here since 1969'
And still those voices are calling from far away
Wake you up in the middle of the nightJust to hear them say...
Welcome to the Hotel California
Such a lovely place (such a lovely face)
They livin' it up at the Hotel California
What a nice surprise, bring your alibis
Mirrors on the ceiling, the pink champagne on ice
And she said 'We are all just prisoners here, of our own device'
And in the master's chambers, they gathered for the feast
They stab it with their steely knives, but they just can't kill the beast
Last thing I remember, I was running for the door
I had to find the passage back to the place I was before
'Relax' said the nightman, We are programed to receive
You can check out any time you like, but you can never leave