Iggy Pop: How Do You Fix A Broken Heart
Docteur Osterberg et Mister Pop : raccourci un brin facile mais auquel s'accrochent immanquablement ceux et celles qui ont côtoyé le saurien Iggy dans ses terribles années 1970... Rien en tout cas ne semblait, selon son entourage, rapprocher le James Osterberg charmant, spirituel et cultivé, entraperçu en privé, du Iggy Pop public, dément, cyclothymique et suicidaire... L'occasion, on en conviendra, est trop belle : on s'engouffre donc dans la brèche et on s'enquille aujourd'hui quelques-uns des épisodes les plus hallucinants de l'interminable descente aux enfers de l'Iguane, avec, en vrac un verre de pisse, des uniformes nazi, des glaçons dans le slip, les caniches de Bebe Buell, les bijoux de Madame Rick Derringer, Iggy en lambeaux de sandwich, le duo avec Ray Manzarek, les bikers du Michigan, la copine d'Higelin, Elton John en gorille, une cérémonie vaudou haïtienne et, bien sûr, le fameux membre de Mister Pop en, euh, fil conducteur...
En 1966, James Osterberg n'est donc pas encore Iggy... Batteur en voie de professionnalisation, il se fait remarquer par le parrain du blues et du jazz chicagoan, Bob Koester, découvreur notamment de Junior Wells et du grand Magic Sam qui n'évoqueront, craignons-le, pas grand-chose à nos lecteurs/trices... Charmé par l'intelligence du drummer qui veut officier aux côtés de Big Walter Horton, le vénérable Koester invite chez lui Iggy et ses psychedelic dudes, une faune de potes déjà un peu barrés, dont les fameux frères Asheton, Ron et Scott... Scott, c'est le beau gosse charismatique, pressenti pour être leader des Stooges encore en gestation... Bon, le truc de Ron, c'est les uniformes nazis. La soirée dérape très vite, Ron pointant une torche dans la tronche de Koester en lui gueulant, dans sa meilleure imitation d'accent allemand "Ve haf vays of make you talk!!!"... Une ambiance bon enfant, en somme.
Terrifié, le pauvre Koester assiste ensuite à une partie de frisbee improvisée avec ses précieux 78 tours de blues avant que Iggy, dans une de ses premières prestations de la sorte recensées, baisse son froc, exhibe son sexe et le cache entre ses cuisses en criant : "I'm a girl, I'm a girl!!!"... Après une baston à l'origine indéterminée mais dans l'ordre des choses, Koester, hagard, se prend la tête dans les mains et implore un verre d'eau à Iggy... Celui-ci, qui sait être adorable, se dirige vers la salle de bains et en ressort, un peu tardivement, avec un verre... Avec horreur, Koester découvre in extremis que le verre qui prend des teintes plutôt pisseuses est tiède et, furax, le jette à la gueule d'un Iggy hilare mais dont le doigt sera bien entaillé quand même...
Cette "première" sortie publique de manche en amena, on le sait, bien d'autres, Iggy se spécialisant dans l'exhibition systématique de ses fort honorables attributs aujourd'hui encore... L'iguane a toutefois sa pudeur : quand, au plus bas de sa déchéance, un pote lui proposa d'exhiber des moulages de son sexe dans une galerie, on rapporte qu'il fut profondément choqué... Et lorsqu'il s'est agi de passer devant les recruteurs de l'armée, avec la menace du Vietnam en fond, Iggy refusa énergiquement que les médecins aient accès à son intimité, gueulant "no one is touching my dick!!!"... Se protégeant la zone convoitée de ses bras déjà musculeux de batteur, il fut malmené, soulevé du sol mais les médecins durent, dit-on, se résigner à ne pas attenter à l'intégrité physique du jeune écorché vif...
Cut to 1971 : Iggy emménage chez le guitariste Rick Derringer avec qui est envisagée une collaboration plutôt prometteuse, sur le papier en tout cas... Avec lui, sa copine de 15 ans, fragile et touchante, Betsy, que Liz Derringer, femme du guitariste, prend en affection - davantage encore quand Iggy lui révèle qu'elle sort d'un avortement et a grand besoin de repos... Un soir, Iggy et le couple Derringer vont au ciné et ont bientôt la surprise de voir débarquer la petite Betsy qu'on croyait allitée... Liz, sachant que Betsy n'a pas les clés de la baraque et n'a pu donc qu'en laisser la porte ouverte, se fait un coup de stress et rentre précipitamment à la maison pour découvrir qu'effectivement tous ses bijoux ont été dérobés... Les soupçons se portent sur la Betsy qui d'ailleurs disparaît de la circulation... Outrée, Liz fait circuler la rumeur, jugée fondée, au Max's Kansas City où tout ce petit monde à ses habitudes... Trois jours plus tard, c'est un Iggy furieux, dément et le regard mauvais qui frappe à la porte et que madame Derringer observe, terrifiée, par l'œil-de-bœuf.. On lui ouvre finalement : Iggy, particulièrement fiévreux, se fait tout expliquer, repart comme une furie, passe les jours suivants à faire les boutiques de prêts sur gages du quartier, informe régulièrement Liz des avancées de son enquête et lui restitue finalement la quasi-totalité du butin, le rouge aux joues... Faut-il préciser qu'on en resta malheureusement là pour ce qui est d'un enregistrement commun avec Derringer ?
1973 : déjà revenu d'entre les morts une bonne dizaine de fois, Iggy renaît de ses cendres avec l'enregistrement du Bowie-enhanced et paléo-punk Raw Power... Excité comme un gosse, les bandes d'un premier mix en poche, il se fait inviter sur les ondes de WABX, fameuse radio de Detroit, dans l'émission de Max Parenteau pour être précis... Les bandes diffusées à fond dans le studio et retransmises en direct, Iggy se chauffe, jette le t-shirt et le pantalon et part dans une danse effrénée... Les techniciens, goguenards, s'aperçoivent alors qu'on entend distinctement le sexe de l'Iguane gifler son ventre - on passa un bon moment mais Iggy fut désigné persona non grata chez WABX...
Attachant, Iggy était aussi, de l'aveu de son entourage, un sacré connard bipolaire, n'hésitant pas, contre leur gré, à piquer de substances illicites le bras de pauvres donzelles innocentes... En concert, auto-destructeur, imprévisible et torturé, il lance un soir une pastèque sur une nana, qui s'évanouit, chie un coup derrière les Marshall puis balance le tout sur son public, enfouit des glaçons dans son slip, puis les suce goulûment... Scott Thurston lui-même en est, disons, estomaqué... Arrive Bebe Buell - la copine mannequin de l'affreux Todd Rundgren, vous savez... Comme il se doit, elle tombe raide amoureuse d'Iggy dès leur première rencontre... "Totally fucking gorgeous", ce genre, puis, l'acte consommé, une "walking sex machine", voilà en quelques mots les sensations de la charmante glousseuse... Iggy, lui aussi, est loin d'être insensible et on raconte que c'est pour l'impressionner qu'il s'infligera, ni pour la première ni pour la dernière fois, de terribles blessures... En l'espèce, il choisit de se ramasser en marchant debout sur une table qui, naturellement, bascule et le projette sur une autre table couverte de verres... Iggy en ressort tailladé menton, torse et côtes, monte quand même sur scène un peu plus tard et découvre bien vite qu'en positionnant son bras gauche d'une certaine façon, le sang jaillit comme un geyser - ingénieuse et ludique trouvaille qu'il s'empresse de faire partager à son public qu'il asperge copieusement de sang en chantant... Les roadies avaient bien essayé de lui coller du gros scotch pour stopper l'hémorragie mais quand Iggy est lancé... Celui-ci se défend aujourd'hui encore de s'être délibérément blessé...
Le lendemain, les concerts des Stooges annulés (quand même...), Iggy va voir les New York Dolls en concert, se cogne la tête, trébuche, se fait piétiner par la foule moqueuse et qui surgit ? Bebe Buell - avec, à ses côtés, un Rundgren qui tire la tronche... Iggy, complètement dans le brouillard, retient l'adresse du couple, à la grande surprise de celui-ci et notamment de Bebe qui voit, dès le lendemain, le chanteur débarquer chez elle, sourire éclatant aux lèvres... La romance est bientôt engagée et les deux tourtereaux, à peine effrayés par l'entregent de Rundgren dont l'influence dans le milieu musical, très grande, est proportionnellement inverse à son prétendu génie, découvrent l'amour entre gens beaux...
Rundgren que ses engagements obligent à partir (pour d'autres conquêtes, rassurons les trois fans du gars) est pas vraiment rassuré et donne les consignes à sa mannequin toute émoustillée : ne jamais laisser Iggy seul dans la maison (c'est un junkie, il revendra tout !) et surtout ne pas lui permettre d'accéder au second étage de la maison où sont logés ses instruments et son matos... Message reçu cinq sur cinq : Iggy s'installe rapidement, porte même les vêtements de l'infortuné Todd, fait la femme de ménage, s'occupe des caniches, explose la facture de téléphone... Bon, Bebe, évidemment, fait l'erreur de laisser Iggy seul - si le coffre à jouets de Todd est miraculeusement épargné, c'est un début de dégâts des eaux qui suinte du plafond au retour de la groupie, avec, à l'étage un Iggy endormi dans son bain et deux caniches tout raides et tout froids à ses côtés... Morts ? Bebe hystérique, Iggy saura se montrer rassurant : non, les canidés ont juste pris quelques valiums, c'est tout, no big deal...
Sur scène, la descente aux enfers continue : James Osterberg, prisonnier du personnage Iggy, n'en finit plus d'essayer de le faire mourir - avec, derrière tout ça, l'ombre de Chris Burden, le fameux "Joe The Lion" de Bowie, qui se fait tirer une balle dans le bras dans le cadre d'une représentation de sa pièce Shoot... Pour l'heure, Iggy, complètement camé, joue avec la mort : un soir, de retour de ce qui ressemblait à s'y méprendre à une overdose, il s'évanouit puis monte sur scène contre l'avis de tous et attaque "Raw Power"... Enfin, les Stooges font surtout tourner le titre plus de quinze minutes - le même riff ! - avant qu'Iggy ne se décide à marmonner un truc, puis descende dans le public et en ressorte, devant un Thurston épouvanté, des lambeaux de chair sur le torse... Plus de peur que de mal, une fois n'est pas coutume, un pauvre sandwich au beurre de cacahouètes ayant été écrasé par un fan sur la poitrine de l'Iguane...
Un autre soir - vous êtes toujours là, hein ? -, on décide qu'Elton John, superstar un peu allumée, rival de Bowie, qui sillonne alors les States, monterait sur scène déguisé en gorille, sous l'objectif d'un photographe de Creem... Idée géniale (?) qui menace de tourner au méchant trip tragique quand on s'aperçoit qu'Iggy, qui n'avait pas été prévenu et était naturellement en plein trip, prend peur en voyant débouler un gorille sur scène et menace de réagir très instinctivement pour dissiper cette hallucination... Elton a le réflexe de retirer son costume rapidement pour rassurer Iggy... Celui-ci semble alors indestructible et il faudra un concert traumatique devant des bikers, au Rock N Roll Farm à Wayne, Michigan, pour qu'un Iggy androgyne, remonté, lâchant des "motherfuckers" à l'envi, se prenne enfin un pain historique dans la tronche, qui le fit valdinguer sur plusieurs mètres et qui traumatisa le groupe, convaincu de son invincibilité : "it shattered our world" confie aujourd'hui Williamson...
Après les Stooges, c'est le grand vide et la descente aux enfers passe en mode professionnel... Fan de toujours du crooner Morrison, Jim tente un temps de s'associer à Ray Manzarek sur des ambiances à la Soft Parade... Le duo se produit même un soir au Palladium dans le cadre de la soirée "Death Of Glitter" avec les New York Dolls - un show pas répété mais énergique qui plaît à Manzarek qui, en revanche, n'apprécie pas trop le volume spinaltapesque de Williamson... L'expérience fait long feu mais pas abattu, Iggy, toujours à l'affût d'une performance qui fera bruire l'industrie du disque, missionne déjà le jeune Danny Sugerman sur un autre projet : tous les journaux doivent être avertis que ce soir, au Rodney's, lui, Iggy, donnera le concert du siècle... Tout le monde en conclut que, enfin, Iggy va se suicider en direct et que ça vaut donc le coup d'aller jeter un œil pour en être, une curiosité toute sociologique, quoi...
Pour cette performance, appelée "Murder Of A Virgin", Iggy cherche assez logiquement une vierge mais se rabat sur un jeune homosexuel, vite oublié, et rameute Ron Asheton et ses uniformes nazis... Vêtu d'un pantalon de cuir pris dans les fringues de Jim Morrison, il harangue la foule hollywoodienne : "Do you want to see blood?", puis se taille une croix au couteau de boucher sur la poitrine, tente de se faire tabasser par un Noir en l'insultant puis se fait étouffer et enfin rosser par Ron en son douteux costume... Iggy pourtant n'est pas mort - désespéré, il projette même d'auditionner pour Kiss...
Quelques années plus tard, on le retrouve au fameux Château d'Hérouville de Michel Magne... Jacques Higelin y est aussi, avec sa copine Kuelan Nguyen et son fils de six ans, Ken, pour l'enregistrement de son album Alertez les bébés... Au hasard des couloirs déserts de l'historique bâtisse vaguement hantée, la jeune Kuelan découvre un pianiste américain blond... Elle ne parle pas anglais, et lui ne sait pas un mot de français mais c'est le coup de foudre entre Kuelan et ce Iggy dont elle ne connaît pas la renommée... Le tout reste courtois mais la passion est forte et rend bientôt Iggy fou de douleur... Au comble du désespoir, il lui dit en un franglais splendide évoquant le meilleur de Villon "je fais abattoir de la terre entière if you leave me"... Cette splendeur poétique spontanée enfin jaillie, Iggy ne se contient plus et c'est Kuelan qui, lui appliquant le doigt sur les lèvres d'un "ssshhh" rassurant, fera revenir l'Iguane à la raison... Quant au "shht shut your mouth" du "China Girl", composé un peu plus tard, on a pas besoin de vous expliquer la référence, hein ? L'honneur fut en tout cas sauf - les deux amoureux ne passèrent pas à l'acte, avoue non sans fierté Iggy - mais la tentative d'escapade de sa donzelle ne fut vraiment pas du goût d'un Higelin plutôt permissif mais découvrant ici les contrariétés de l'amour libre non unilatéral sous forme de "Triad"...
On finit par un vrai film d'horreur, avec en guests notre Iggy, toujours vivant, et sa compagne du moment, Esther... Parti se, euh, ressourcer à Haïti, en 1982, après l'enregistrement du superbe (oui) Zombie Birdhouse, pour finir la rédaction à quatre mains de son autobiographie avec Anne Wehrer, Iggy tombe dans un cauchemar sans nom... Dans un Haïti sous la coupe de "Papa Doc Duvalier" et de sa police secrète, le terrible Tonton Macoute, Iggy et Esther goûtent d'abord aux joies des pharmacies locales et de leur généreux approvisionnements.... Logé dans l'ancien hôtel, vaguement en ruines, de Pauline Bonaparte (sœur d'un Corse), entouré d'un jardin botanique sompteux, le couple s'amuse un temps du gentil surréalisme de l'ambiance... Un groupe d'illuminés chrétiens se rassemble ainsi sous ses fenêtres, distribue des préservatifs et le suit dans chacun de ses déplacements ou presque... Déplacés dans une petite ville coloniale française, Iggy et Esther décident bientôt d'assister à une cérémonie vaudou, secrète car strictement interdite par la dictature Duvalier... Biberonnant un breuvage non identifié, les deux Américains sombrent dans un état hypnotique avant que Iggy, toujours aussi spontané, ne commette l'irréparable en se levant pour danser avec les nanas du groupe... Outré par cette interruption, le prêtre jette un regard noir à Iggy qui donne le coup de départ de trois mois d'enfer pour le couple... C'est Esther, pourtant profondément sceptique, qui bascule la première : la nuit, elle aperçoit par la fenêtre des yeux qui trouent l'obscurité, comme ceux de zombies... Seule dans sa hutte, elle voit un jour un rat traverser la pièce et... se faire écraser du talon par un indigène qui surgit d'un fourré... Pendant ce temps, Iggy, perdu dans la dope, revend les maigres possessions du couple : guitares, fringues, tout y passe... Esther se réveille un soir, seule, sans guide, va chercher Iggy chez les putes, demande à récupérer au moins la moitié du fric auprès des demoiselles, se fait jeter, décide de ramener Iggy, trouve le guide qui prend le volant, s'endort, se réveille entouré de dizaines de visages collés sur les vitres de la voiture, pousse un cri, effraie le chauffeur qui verse dans le fossé, cassant trois côtes à Iggy... Si, c'est pas des vacances réussies, ça...
Allez, on ferme le ban : quand, le lendemain, elle demande au chauffeur de l'accompagner au commissariat pour établir un constat nécessaire à l'assurance, elle se rend compte que le chauffeur, terrorisé par Tonton Macoute, a pissé dans son froc... À sec, Iggy perdu dans la jungle chez d'autres femmes, la courageuse Esther se fait embaucher comme assistante d'un dentiste (pourquoi pas ?) qu'on retrouve bientôt assassiné, probablement pour concurrence déloyale... La conclusion est désormais incontournable : le couple est victime d'un sort... Une solution évidente : fuir... Mais à chaque fois que nos deux victimes ensorcelées s'apprêtent à prendre l'avion, Iggy disparaît mystérieusement et, sans autre explication, c'est un local qui vient avertir Esther de ne pas le chercher... Elle finira par rassembler assez d'argent pour prendre l'avion du retour, brûlera toutes les fringues portées par Iggy lors de la cérémonie et ramènera le pauvre hère, littéralement dément, dans les bras de son médecin traitant, le Dr. Zucker...