Jimmy Page: The Only One
En reste-t-il vraiment encore, parmi les moins initié(e)s de nos milliers de lecteurs/trices hebdomadaires, pour croire que Sa Majesté Jimmy Page, à jamais immortalisé l'archet à la main sur sa Gibson étincelante, fut le premier à recourir à cette improbable association du violon et de la guitare électrique ? Pilleur éhonté du répertoire blues, définitivement absous par l'époustouflante inventivité de ses vampirisations, Page n'a jamais vraiment eu le sommeil troublé par ces histoires qui tiennent de l'argutie pour fans adolescents hardcore du Dirigeable, encore attachés à une illusoire figure de créateur démiurge... Et puis d'abord qui se souvient de l'infortuné Eddie Phillips ?
Bien avant que Page ne s'écroule de rire sur son lit en voyant Adrian Vandenberg reproduire un peu tard son célébrissime gimmick à la télé, l'affaire resurgissait déjà régulièrement : Page n'aurait pas été le premier à utiliser un archet sur une guitare électrique. Que l'intéressé lui-même ne l'ait jamais nié - et ait d'ailleurs proposé une toute autre explication comme on le verra plus bas - ne dissuada pas certains journalistes d'exhumer rituellement la chose tous les ans ou presque, trop heureux de remettre le couvert sur le thème accrocheur des plagiats supposés ou avérés des thieving magpies du Dirigeable, de Willie Dixon à Jake Holmes, en passant par The Small Faces ou Bert Jansch.
L'historique était pourtant, même à cette époque, de notoriété publique et remonte à juin 1966 - James Patrick Page, fameux requin de studio écumant les sessions londoniennes, s'associe une fois de plus avec le producteur-vedette Shel Talmy avec qui il s'était illustré sur les Who ("I Can't Explain" en janvier 1965) et les Kinks ("You Really Got Me", non, pas le solo). Le groupe, plutôt confidentiel, que Page devait seconder ce jour-là répondait au doux nom de The Creation ; c'est d'ailleurs surtout son guitariste Eddie Phillips, excellent, qui avait attiré l'attention de nombreux producteurs et confrères... On parla même d'une tentative de débauche du gars par Pete Townshend mais on imagine mal le Moulineur des Who très partageur côté six-cordes...
En tout cas, Philips s'était illustré début 1966 avec deux singles, "Painter Man" et "Making Time" - ce dernier servant plus de trente ans après de soundtrack au film Rushmore - dans lesquels on peut entendre une guitare électrique indubitablement jouée à l'archet... Association tout ce qu'il y a de plus spontanée, selon Talmy : "I think he was just fooling around. As I recall, he was practicing guitar at somebody's house and there happened to be a violin bow around, and he picked it up and started messing with it. I heard it, and I said, Christ, let's use that. I've never heard that sound before. So that's how we got into "Making Time" the Creation's first single, in 1966. And of course Jimmy Page made it his own invention later." Modèle d'humilité, Phillips lui n'en fait pas un fromage : "I remember doing "Making Time "and I played the first part of the solo, like a solo, then I picked up the bow and carried on with the solo live. The whole thing is just live, just picked it up and started with it. Whereas, if you were doing something like that these days you'd use an over-dub, just put it on later. But, then it was like as, pretty much like a performance."
La question qui tue ne tarda pas : Page a-t-il vu Philips en pleine démonstration lorsque les deux guitaristes se croisèrent en studio ? Aucun doute encore pour Talmy, jamais en retard d'une précision piquante sur un Page autrefois adulé mais dont les errances seventies acides le déçurent fortement : "Eddie Phillips deserves to be up there as one of the great rock'n'roll guitarists of our time, and he's hardly ever mentioned. He was one of the most innovative guitarists I've ever run across. Jimmy Page stole the bowing bit of the guitar from Eddie. Eddie was phenomenal." En tous les cas, Phillips était si compétent que Page ne joua que de la rythmique pour cette session...
À l'image des emprunts ultérieurs de Page, il faut sans doute davantage y voir une influence, un révélateur, qu'un plagiat prédateur : même Phillips, pas amer pour un sou, lâche avec une classe toute britannique : "Yeah, well the old violin bow. Jimmy'd probably be the first to tell you that he nicked it off me. (laughs) Like you say, people see people do things...". À l'écoute, d'ailleurs, le jeu à l'archet de Philips entretient avec celui de Page les mêmes rapports que, disons, le "You Need Love" de Willie Dixon avec le "Whole Lotta Love" du Dirigeable... On est en effet bien loin des sonorités lovecraftiennes souterraines de Page, étirées à l'envi en concert, le violon se bornant chez le guitariste des Creation à festonner le titre plutôt qu'à le composer véritablement...
Page, quant à lui, sybillin et un brin manipulateur comme toujours, a toujours nié ce qui reste pour beaucoup une évidence. Même quand on lui rappelle qu'il existe également des photos de Syd Barrett utilisant, au sein du Floyd, le même procédé, bien avant ses expérimentations sur "Dazed and Confused" au sein des Yardbirds - et, naturellement, sur les "How Many More Times" et "In The Evening" zeppeliniens -, Page s'en tient dorénavant à une unique version : il n'a jamais rencontré Phillips avant le cinquantième anniversaire de Jim McCarty, ex-batteur des Yardbirds, en 1994 et tire son inspiration du célèbre violoniste David McCallum...