The Masked Marauders: I Can't Get No Nookie
Allez on repart à l'assaut des vrais-faux albums de rock mythiques à la destinée ondulatoire... Après les équivoques prestations apocryphes de Morrison et Jones, revenons sur le must du genre, l'album éponyme des Masked Marauders... Le line-up ? Impeccable : Bob Dylan, Mick Jagger, John Lennon, Paul McCartney et George Harrison, rien que ça, réunis le temps d'une session proprement extraordinaire tenue dans le plus grand secret... C'est au magazine Rolling Stone qu'on doit d'avoir dévoilé dans ses colonnes, fin 1969, l'existence de ce bootleg de luxe et conséquemment provoqué une déferlante épistolaire de milliers de fans hystériques... On y croit ?
Bon, éventons d'emblée la chose : tout part d'une joke d'un rock-journalist inconnu du magazine Rolling Stone - excellent magazine au demeurant, répétons-le en toute impartialité.... - qui, le 18 octobre 1969, signa sous le nom de T.M. Christian (inspiré par le roman déjà culte de Terry Southern, Magic Christian, dont un film sera du reste tiré, avec Peter Sellers et Ringo Starr)un papier sur un mystérieux album pirate, The Masked Marauders... Quelques semaines auparavant, une critique, au sein de ce même Rolling Stone, de ce qui est considéré comme le premier bootleg rock - des inédits de Bob Dylan parus sous le titre Great White Wonder - avait remporté les suffrages des lecteurs du magazine à tel point que notre valeureux scribouillard décida de remettre le couvert avec, pourquoi pas, plus fameux encore...
Sous ce pseudonyme, vraisemblablement inspiré par le film The Magic Christian (featuring Peter Sellers), se cachait (à peine) l'inénarrable Greil Marcus, pas encore perdu dans ses branloterries universitaires ineptes sur les accointances fantasmées du punk, du dadaïsme et pourquoi pas du situationnisme (on se répète mais on s'y fera jamais)... L'album en question, censément produit par Al Kooper "with impeccable secrecy in a small town near the site of the original Hudson Bay Colony in Canada" précisait la critique), était, sous la plume féconde de Marcus, plus que prometteur : Dylan, Jagger, Lennon, McCartney et Harrison, donc, prodiguant leur talent incognito pour d'évidentes obligations contractuelles... Plutôt plausible à une époque où Clapton n'était pas crédité pour ses interventions racées sur "While My Guitar Gently Weeps" ni, plus tard, sur All Things Must Pass et où Harrison apparaissait sous le nom de l'Angelo Misterioso sur le chant d'adieu de Cream... Bref, on parlait ici d'une version de 18 minutes de "Season Of The Witch" mais aussi de reprises de "With A Little Help From My Friends", "In The Midnight Hour", "Prisoner Of Love" et même, contre toute attente, du méchant "Kick Out The Jams"...
L'humour de Marcus fut consciencieusement ignoré par une majorité de lecteurs - et même, dit-on, des managers Allen Klein et Albert Grossman eux-mêmes - malgré des titres à la potacherie évidente ("I Am the Japanese Sandman", "Saturday Night at the Cow Palace", "I Can't Get No Nookie"...) et les dérapages tongue-in-cheek du critique qui, s'attardant sur le premier titre calamiteux de la deuxième face de l'album - une version a cappella de "Masters of War" supposément chantée par Jagger et McCartney - conclut par un appel au meurtre à l'endroit des deux stars : "You could stand over their graves until you're sure that they're dead"...
Bref, l'affaire était entendue : Marcus s'était un peu amusé, bien involontairement aux dépens de fans vulnérables, jamais en retard d'un fantasme discographique... Et quand, quelques semaines plus tard, un journaliste du San Francisco Chronicle Ralph J. Gleason ouvrit avec enthousiasme sa rubrique "On The Town" au canular de Marcus ("a delightful bit of instant mythology"), nombreux furent ceux qui décidèrent d'ignorer cette définitive mise au point empêcheuse de fantasmer en rond...
Devant la tournure inattendue des événements, les lecteurs exigeant même du magazine davantage de détails, Marcus prit alors le parti compréhensible de pousser jusqu'à son terme la blague en recrutant, avec l'aide d'un autre critique de Rolling Stone, Langdon Winner, un groupe de musiciens de Berkeley, répondant au doux nom sixtiesissime de, accrochez-vous, The Cleanliness And Godliness Skiffle Band, avec pour mission d'enregistrer le faux album chroniqué quelques semaines auparavant, imitations de stars bienvenues...
Contrat d'enregistrement avec Warner Bros. (et avance de 15000 dollars !) en poche, on se précipita en studio. Le résultat fut naturellement à la hauteur des espérances des fans, trop émerveillés pour noter l'incongruité hilarante d'un ersatz de Jagger baragouinant dans un accent west-end un "I said baby, can you give me a little head, yeh?" sur une euh resucée musicale de "2121 Michigan Avenue" annonçant le Nanook zappaïen ("I Can't Get No Nookie")... Le propre d'un monde marchand étant, comme on le sait, de tout récupérer, blague comprise, les infâmes Masked Marauders obtinrent quand même un deal de 15 000 $ avec Warner Bros. qui sortit leur album sur leur label Reprise, avec la mention "Deity Records" professionnellement appliquée sur sa pochette, pour être raccord avec le label fabulé de Marcus dans sa critique originelle... Et pour faire bonne mesure, on sortit même un single ("I Can't Get No Nookie" / "Cow Pie") qui eut bientôt les faveurs de radios californiennes...
Mais quoi de plus difficile à convaincre qu'un fan (de rock) aveugle dont on sait le proverbial penchant pour la dissonance cognitive ? Les notes intérieures du disque furent même, vice suprême, confiées à Marcus, que l'imposture divertissait décidément au plus haut point et, là encore, le tout ne laissait que peu de place au doute : "There is an unforgettable story behind each song on this epoch-making album. 'I Can't Get No Nookie»' for example, was recorded at 4:00 in the morning after an all night party on the tundra with the local Eskimos. 'Boy, those Eskimo women sure are something' the lead guitarist said to me as he shook the snow from his parka. He was right. The title of the song actually refers to one of them à 'Nookie', the lovely girl friend of Nanook of the North who attended the sessions. Rumors that the title and lyrics contain an obscene reference are nothing more than a vile ethnic slur cooked up by some demented mind..."
L'album sur le dernier titre duquel les musiciens crient "This is a joke !!!" se vendit en quelques semaines à plus de... 100 000 exemplaires. Oui. Marcus avait prévenu dans sa conclusion : "Leading experts now estimate that the music business is currently 90% hype and 10% bullsht. The Masked Marauders, bless their hearts, have gone far beyond that. Their music needs no hype. It transcends the very essence of the bullsht for which the public pays millions each year. In a world of sham, the Masked Marauders are truly the genuine article"...