Yes: Tempus Fugit
Lancerons-nous un jour la saga des légendaires inimitiés intestines qui rongèrent les plus grands groupes ? Bon, on ne s'engage pas... mais, dans l'intervalle, c'est à deux virtuoses aux personnalités disons contrastées qu'on va s'intéresser en ce tout début d'année : à ma gauche, le flamboyant batteur Bill Bruford, à ma droite l'extravagant bassiste Chris "The Fish" Squire... Réunis, on le sait, quelques trop courtes années au sein du fleuron prog-rock Yes, les deux comparses propulsèrent le groupe à des sommets inégalés de complexité mélodique (Close To The Edge) sans s'abîmer encore dans les digressions complaisantes qui minèrent la suite discographique du quintet britannique... Naturellement, seul(e)s les plus idéalistes d'entre nous pourraient se laisser aller à penser que cette harmonie rythmique unique faisaient par ailleurs de Bruford et Squire les meilleurs amis du monde...
Un bref retour aux sources, tout d'abord : une des meilleures - alright, des pires - à décisions que prit le groupe à ses débuts fut de choisir de vivre ensemble dans une même maison : pragmatique, celle-ci permit effectivement aux cinq musiciens - Steve Howe (guitare), le chanteur Jon Anderson, le claviériste Tony Kaye, Bruford et Squire, pour mémoire - de pouvoir répondre au débotté à toute demande impromptue de gigs mais, on s'en doute, fit du lieu une cocotte-minute où les égos montèrent gentiment en pression... D'un naturel bonhomme et peu enclin aux engueulades, Bruford rapporte amusé qu'il avait l'impression de jouer surtout au pompier, à ramasser ses fringues à toute blinde et sauter dans la voiture du groupe lorsqu'on leur proposait un concert dans le coin...
Pour le reste, l'ambiance était moins idyllique et Bruford, plutôt obligeant par ailleurs, en perdit même à plusieurs reprises son flegme... Bon, la cohabitation n'était certes pas son fort : "I hated rooming with anybody. Sometimes I had to room with Tony Kaye and that was awful. At the end of the whole day of working with people you want some privacy. We used to drink an awful lot of alcohol..." Le batteur était aussi un peu secoué par le fort accent du nord du chanteur Jon Anderson - remember Bowie jouant les interprètes pour les Spiders From Mars qui ne comprenaient pas l'accent du Gallois Mick Ronson ? - et s'acclimatait à juste titre assez mal du mysticisme proto-new-age d'Anderson qui devait plomber pas mal d'albums du groupe de Birmingham après le départ de Bruford ("Nous sommes du soleil", ce genre...)... Tout ceci serait resté bon enfant si la personnalité inflationniste de Squire, ancien beatnik fan des harmonies vocales de Simon & Garfunkel et de celles de Crosby, Stills, Nash & Young tombé tardivement sous le charme du jeu de basse démentiel de John Entwistle, n'avait commencé à découvrir son insoupçonnée virtuosité à la basse électrique... Si l'extraordinaire entente de sa Rickenbacker model RM1999 saturée et vrombissante et des chausse-trapes rythmiques et percussives de Bruford coupa le souffle à - et le sifflet de - la critique, elle monta aussi quelque peu à la tête de Squire... On dit que très vite, les deux petits prodiges en étaient venus aux mains après un concert lorsqu'il se fut agi de trouver lequel des deux avaient mal joué ce soir-là... Et c'est Bruford qui, un peu ironique, accoucha du célèbre surnom du bassiste, "The Fish", après que celui-ci - dont on vous laisse deviner par ailleurs le signe astrologique... - ait subi (provoqué ?) la calamiteuse inondation de sa chambre d'hôtel norvégienne au terme d'une douche que beaucoup disaient interminable...
Mais, contre toute attente, ce qui précipita le départ de Bruford, professionnel jusqu'au bout des baguettes, ce fut la propension maladive de Squire à être systématiquement... en retard. Et pas qu'un peu : vraiment en retard ; aux répétitions, aux soundchecks, aux concerts, partout, tout le temps, en fait... Psychorigide notre batteur ? Il n'est certes pas interdit de voir dans cette exigence une déformation professionnelle d'un batteur par essence acquis aux tempi précis... mais, plus que dans cette interprétation psycho-vaseuse, c'est dans un principe de savoir-vivre tout british qu'il faut chercher l'origine de ce différend historique : Bruford n'en démord pas à longueur d'interviews, les retards sont une marque de mépris parmi les plus viles : "That, in a way, is the most grievous form of offense that one musician can visit upon another"...
Et puis, il devenait évident, et pas seulement à Bruford, que ces délais indus signifiaient surtout que Squire entendait marquer sa supériorité sur ses potes en adoptant une attitude de Castafiore... Jon Anderson, par exemple, justifia ainsi l'énorme retard d'un concert qui faillit être annulé, imitation à l'appui : "We should have been on stage but someone had to dry his haaaair... "... Et quand il était enfin en studio, Squire s'appliquait à régler le son de sa basse pendant des heures à avec, certes, des résultats soniques époustouflants - poussant le pauvre Bruford à piquer un roupillon au sortir duquel il trouvait le bassiste toujours absorbé dans ses réglages... "The Fish" se fit même quelques frayeurs comme cette fois où, attendu en Allemagne de l'Ouest, il causa un énorme accident, heureusement sans victime, après s'être endormi au volant...
Un (peu) revenu de ses excès, Squire a quand même récemment lâché le morceau, et, beau joueur, a reconnu que, indépendamment de leurs frictions, il restait redevable à Bruford qui l'avait poussé dans ses derniers retranchements artistiques ("Well Bill Bruford was probably part of the reason for my success", ce qui, venant d'un musicien, n'est déjà pas rien en manière de compliment). Quant à Bruford, pas chien et finalement intéressé par la musique et rien d'autre, il a quand même accepté de jouer quelques années après son départ de Yes sur le premier album de Squire... à une condition : "He called me for that and I said yeah, as long as he wasn't going to keep me waiting..."... Une question de principe, on vous dit...